DES TABLES TRIGONOMETRIQUES DU CADASTRE

A L'ORDINATEUR MODERNE

Prony

La confection du plan cadastral de la France, décidée par l'Assemblée Constituante en 1790, constituait un formidable exercice d'application pour le nouveau système métrique instauré à la même époque. C'est ainsi qu'il avait été décidé que les angles seraient exprimés en mesures décimales plutôt qu'hexaségimales. Pour cela, il était nécessaire de disposer de nouvelles tables logarithmes et de fonctions trigonométriques et c'est le baron Gaspard de PRONY qui s'attaqua à cet ambitieux projet.

PRONY avait lu les travaux d'Adam SMITH, en particulier "The Wealth of Nations" et plus précisement les pages consacrées à l'organisation d'une manufacture d'épingles, qui montraient l'intérêt de la division du travail en tâches élémentaires, principe qui annonçait l'organisation du travail de la société industrielle du XIXème siècle.

 

C'est ainsi que le baron organisa ses calculateurs humains en trois groupes. Le premier groupe comprenait une demi-douzaine de mathématiciens éminents, parmi lesquels Adrien LEGENDRE et Lazare CARNOT, maréchal d'empire et père de Sadi Carnot, lui-même inventeur du cycle du même nom. Ces mathématiciens étaient chargés d'établir les formules mathématiques nécessaires à la production de tables trigonométriques à 14 décimales (méthode des différences finies, avec développements en série et approximations successives). Le deuxième groupe, également assez réduit (sept ou huit calculateurs ou algébristes), organisait les calculs et compilait les résultats pour publication. Enfin, le troisième groupe, d'une soixantaine de personnes, faisait les calculs proprement dits, qui se résumaient à des additions et à des soustractions en chaîne. Ce dernier point explique que les calculateurs n'avaient besoin que de connaissances élémentaires en mathématiques et qu'ils étaient souvent recrutés parmi les anciens perruquiers mis au chômage lors de la Révolution.

Le centre de calcul, appelé "manufacture à logarithmes", était constitué par deux bâtiments séparés, car le grand problème était celui des erreurs et le fait de diviser le travail permettait de réduire ces erreurs. Les travaux effectués dans cette usine à chiffres se traduiront par des milliers de pages formant 17 volumes manuscrits.

Un rapport du Comité de Salut Public sur l'exécution de ces tables qualifie, dans un style dithyrambique, ce travail de "plus grand et plus beau travail trigonométrique et logarithmique qui ait jamais existé", ou encore que les tables produites sont "les plus vastes et les plus parfaites qui aient jamais été publiées". Plus réaliste, Delambre a caractérisé leur portée dans une Note qu'il a remise au chevalier Blagden, en 1819, au moment où se négociait la publication de ces grandes tables aux frais communs des gouvernements français et anglais :

"Ces tables, non plus que celles de Briggs, ne serviront pas dans les cas usuels, mais seulement dans les cas extraordinaires. Comme celles de Briggs, elles seront la source où viendront puiser tous ceux qui impriment des tables usuelles avec plus ou moins d'étendue. Elles serviront de point de comparaison pour tout ce qui a été fait ou se fera."

En 1858, les héritiers de Prony offre à l'Académie des Sciences (cf compte-rendu) un des exemplaires manuscrit de ces grandes Tables Trigonométriques, le second original se trouvant à la bibliothèque de l'Observatoire. A cette occasion, un travail de comparaison est effectué entre les deux exemplaires, ainsi qu'avec l'Arithmica logarithmica de Briggs (dont Prony avait emprunté un exemplaire à la bibliothèque du Panthéon pour ses travaux). Quelques erreurs minimes sont détectées. Mr Lefort, l'auteur de cette analyse conclut néanmoins son rapport par ces mots :

"Les tables du cadastre, comme toutes les oeuvres humaines, ne sont donc pas parfaites. Elles ne le sont ni dans l'exécution, ni, peut-être dans les détails de la conception. Cependant, elles surpassent de beaucoup, non seulement en étendue, mais encore, et surtout, en correction, toutes les tables qui les ont précédées, et les tables plus modernes qui ne leur ont pas été comparées avant la publication."

 

Compte-Rendu Académie des Sciences
Il n'en reste pas moins vrai que cette épopée a eu des conséquences dans l'histoire informatique. En effet, Charles BABBAGE, jeune mathématicien anglais de l'Université de Cambridge, s'occupait entre autres de production de tables de calcul, comme beaucoup de mathématiciens de l'époque. Il eut connaissance des travaux du baron de PRONY et vint même lui rendre visite à Paris. Impressionné par l'ampleur des tâches répétitives nécessaires à la réalisation des tables, il eut l'idée d'élaborer un calculateur spécialisé effectuant automatiquement ce travail. Dès 1820, il conçut ainsi sa "Différence Engine" (machine à calculer selon les différences finies) et en entreprit la réalisation dès 1823. Cette tentative de réalisation fut une véritable épopée, où se mêlèrent les problèmes d'argent, les contrats mal rédigés, les escroqueries; etc..Après avoir englouti en 19 ans des crédits considérables pour l'époque, il dut renoncer lorsque le gouvernement britannique interrompit son financement. La "Différence Engine" fut cédée en l'état à la Couronne britannique.

Alors qu'il travaillait à la réalisation de sa "Différence Engine", Charles BABBAGE fit en 1833 une rencontre décisive : celle d'Ada LOVELACE, née en 1815, fille du poète de Lord BYRON et personnalité scientifique exceptionnelle. De cette amitié naquit en 1834 l'idée géniale d'une machine universelle capable d'effectuer toutes sortes de suites de calculs par simple changement de programme de commande modifiable : l'"Analytical Engine". L'idée fondamentale de cette machine consistait à utiliser le métier à tisser de Jacquard qui se programmait par cartes perforées pour commander un calculateur numérique, lui envoyer des données, en extraire des résultats, imprimer ceux-çi à l'extérieur, etc...Charles BABBAGE définit toutes les fonctions nécessaires à la réalisation de ce calculateur universel, fonctions identiques à celles d'un ordinateur moderne. La description complète de cette machine fut publiée par Ada LOVELACE en 1842 dans un article en français resté célèbre, et où elle expliquait que "la machine analytique tissera des motifs algébriques comme les métiers de Jacquard tissent des fleurs et des feuilles".

Pour en savoir plus sur les Grandes Tables du Cadastre, cf. http://www.loria.fr/~roegel/locomat.html où les travaux de Denis Roegel, mathématicien, sont exposés. Voir notamment la partie historique très détaillée du document en anglais "The great logarithmic and trigonometric tables of the French Cadastre : a preliminary investigation".

 

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