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"Les demi-mesures font toujours perdre du temps et de l'argent. Le seul moyen de sortir d'embarras est de faire procéder sur le champ au dénombrement général des terres, dans toutes les communes de l'Empire, avec arpentage et évaluation de chaque parcelle de propriété. Un bon cadastre parcellaire sera le complément de mon code, en ce qui concerne la possession du sol. Il faut que les plans soient assez exacts et assez développés pour servir à fixer les limites de propriété et empêcher les procès."
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C'est en ces termes qu'en juillet 1807 l'Empereur Napoléon Ier déclare à son ministre du Trésor, Mollien, son intention et sa volonté de mettre en place un cadastre parcellaire, alors que l'échec du cadastre par masses de culture est patent. L'Empereur place d'emblée la barre très haut : le cadastre doit être le complément du Code Civil et doit constituer la garantie de la propriété individuelle. On rapporte aussi ces propos de l'Empereur : "Ce qui caractérise le mieux le droit de propriété, c'est la possession paisible et avouée. Il faut que le cadastre se borne à constater cette possession. Mon code fera le reste; et à la seconde génération, il n'y aura plus de procès pour contestation de limites."
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Nicolas-François Comte Mollien (1758-1850) |
"Mesurer sur une étendue de plus de quarante mille lieues carrées, plus de cent millions de parcelles ou de propriétés séparées, confectionner pour chaque commune un plan en feuilles d'atlas où sont reportées ces cent millions de parcelles, les classer toutes d'après le degré de fertilité du sol, évaluer le produit net de chacune d'elles; réunir ensuite sous le nom de chaque propriétaire les parcelles éparses qui lui appartiennent, déterminer par la réunion de leurs produits son revenu total, et faire de ces revenus un allivrement qui sera désormais la base immuable de son imposition..."
Dans une lettre aux préfets datée du 10 décembre 1807, Gaudin complète ses intentions :
"A la rigueur, malgré son imperfection, l'opération par masses de cultures aurait pu suffire pour la répartition de l'impôt foncier, s'il n'avait pas été véritablement désirable de profiter de la confection du cadastre pour reconnaître et fixer les limites respectives des propriétés, de manière à prévenir les procès que font si souvent naître, dans les campagnes, les discussions qui s'élèvent entre les propriétaires.
Tableau d'Assemblage du cadastre parcellaire de Montmartre - Vers 1850 - (Archives Nationales, Paris) |
Suite à cette loi, une commission, composée de 10 membres et présidée par Delambre, fut créée. Outre Delambre, elle comprenait Hennet, commissaire impérial du cadastre, deux directeurs des contributions, trois géomètres en chef du cadastre, un chef du bureau du cadastre et deux attachés au bureau du cadastre (composition exacte de la commission). Cette commission élabore le projet de réglement, approuvé le 27 janvier 1808, qui ordonne la confection du cadastre et le début des travaux. Ce réglement du 27 janvier 1808 précise que "si une portion de terrain est réclamée par deux ou plusieurs personnes, le géomètre cherchera à les concilier; s'il n'y parvient pas, il indiquera sur le plan, par des lignes ponctuées, les limites apparentes et assignera provisoirement à chaque propriétaire la portion dont il paraîtra être en possession au moment de l'arpentage".
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Les deux derniers articles de ce recueil sont révélateurs du rôle ambitieux assigné au cadastre parcellaire :
Cette grande ambition se retrouve dans les propos que Napoléon confient à Emmanuel de Las Cases, sur l'île de Sainte-Hélène : "parlant du cadastre, tel qu'il avait été arrêté, il disait qu'il aurait pu être considéré à lui seul comme la véritable Constitution de l'Empire, c'est-à-dire la véritable garantie des propriétés et la certitude de l'indépendance de chacun ; car une fois établi et la législature ayant fixé l'impôtq, chacun faisait aussitôt son compte et n'avait plus à craindre l'arbitraire de l'autorité ou celle des répartiteurs, qui est le point le plus sensible et le moyen le plus sûr pour forcer à la soumission." Presque deux siècles plus tard, on peut dire que cette vocation juridique du cadastre français n'a jamais été atteinte, contrairement à d'autres cadastres étrangers qui sont de véritables cadastres juridiques (Allemagne, Suède, Autriche,..). En effet, en droit positif français, il n'y a pas de preuve directe et absolue du droit de propriété immobilière, et devant le silence observé par le Code Civil sur ce sujet, la jurisprudence se satisfait d'une justification relative du droit de propriété, l'intervenant devant se prévaloir des présomptions les meilleures et les plus caractérisées. Cette même jurisprudence a établi une hiérarchie entre les différentes présomptions, avec d'abord l'usucapion, présomption légale qui transforme une situation de fait, la possession, en situation de droit, puis la preuve par titres de propriété, et enfin la preuve par présomptions judiciaires, dans lesquelles se classent les indications tirées du cadastre. Pour plus de détails sur ces questions, on peut se reporter à un article de Joseph Comby, intitulé "La fabrication de la propriété". |
Avec ces travaux gigantesques apparaît une nouvelle profession, le géomètre du cadastre, qui prend sa place entre les géomètres privés de l'époque et les ingénieurs-géographes. La hiérarchie des géomètres du cadastre est stricte : le géomètre en chef ou "ingénieur-vérificateur" se trouve à la tête d'un groupe de "géomètres de première classe" et "géomètres de seconde classe". Le géomètre de première classe, ou géomètre tout court, désigne celui qui fait les plans, calcule les surfaces à partir des plans et peut éventuellement établir des liens avec les travaux de géodésie des ingénieurs-géographes. L'arpenteur ou "géomètre de seconde classe" n'est chargé que de levés ponctuels de parcelles. Un expert leur est adjoint, chargé de l'évaluation des terres mais n'ayant aucune formation d'arpentage et de géomètrie. Le recrutement des géomètres fut un problème en soi, tout comme en 1802 lors de la confection du cadastre par masses de culture (cf témoignage de Truchy de Basouche, un géomètre privé de l'époque). Un exemple significatif est celui d'Annibale Giordano, réfugié politique, nè a Ottajano dans le Royaume de Naples le 20 Octobre 1769. Il arrive à Marseille le 24 décembre 1801, muni d'un passeport délivré par le Prince de Cassaro, Ministre d'Etat du Royaume de Naples: il déclare devant le Maire de Marseille(arrondissement du Nord) le premier Pluviose an 10 (21 janvier 1802) son intention de se fixer en France et d'y acquérir le droit de Citoyen Francais. Le 18 Avril 1803, par arrêté du Préfet du Département des Bouches-du-Rhône, il fut nommé adjoint au Géometre en chef du cadastre dudit département, et fut employé à la levée du plan de la ville de Marseille. Il travaille à Marseille avec ses frères Michele et Xavier. Annibale Giordano fut naturalisé français le 17 Fevrier 1815 et prit le nom d' Annibal Jourdan. Il décède à Troyes en 1835, alors qu'il était Géomètre en chef du département de l'Aube.
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Cependant, deux caractéristiques du cadastre napoléonien, à savoir la fixité des évaluations et l'immuabilité du plan, allait devenir rapidement des défauts majeurs mettant en évidence la nécessité d'une rénovation de ce cadastre. Pendant plus d'un siècle, de 1828 à 1930, diverses tentatives de réforme du cadastre de 1807 virent le jour.
Pour terminer ce chapitre, il faut signaler que de plus en plus de plans napoléoniens sont mis en ligne sur Internet et que de nombreux projets sont en cours, notamment au sein des archives départementales.